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St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.

Alfred de Musset 1810–†1857

273. La Nuit d’Octobre

LE POÈTE

LE mal dont j’ai souffert s’est enfui comme un lëve;

Je n’en puis comparer le lointain souvenir

Qu’à ces brouillards lègers que l’aurore soulève,

Et qu’avec la rosée on voit s’évanouir.

LA MUSE

Qu’aviez-vous donc, ô mon poète?

Et quelle est la peine secrète

Qui de moi vous a séparé?

Hélas! je m’en ressens encore,

Quel est donc ce mal que j’ignore

Et dont j’ai si longtemps pleuré?

LE POÈTE

C’était un mal vulgaire et bien connu des hommes;

Mais lorsque nous avons quelque ennui dans le cœur,

Nous nous imaginons, pauvres fous que nous sommes,

Que personne avant nous n’a senti la douleur.

LA MUSE

Il n’est de vulgaire chagrin

Que celui d’une âme vulgaire.

Ami, que ce triste mystère

S’échappe aujourd’hui de ton sein.

Crois-moi, parle avec confiance;

Le sévère dieu du silence

Est un des frères de la Mort;

En se plaignant, on se console,

Et quelquefois une parole

Nous a délivrés d’un remord.

LE POÈTE

S’il fallait maintenant parler de ma souffrance,

Je ne sais trop quel nom elle devrait porter,

Si c’est amour, folie, orgueil, expérience,

Ni si personne au monde en pourrait profiter.

Je veux bien toutefois t’en raconter l’histoire,

Puisque nous voilà seuls, assis près du foyer.

Prends cette lyre, approche, et laisse ma mémoire

Au son de tes accords doucement s’éveiller.

LA MUSE

Avant de me dire ta peine,

O poète! en es-tu guéri?

Songe qu’il t’en faut aujourd’hui

Parler sans amour et sans haine.

S’il te souvient que j’ai reçu

Le doux nom de consolatrice,

Ne fais pas de moi la complice

Des passions qui t’ont perdu.

LE POÈTE

Je suis si bien guéri de cette maladie

Que j’en doute parfois lorsque j’y veux songer,

Et quand je pense aux lieux où j’ai risqué ma vie,

J’y crois voir à ma place un visage étranger.

Muse, sois donc sans crainte; au souffle qui t’inspire

Nous pouvons sans péril tous deux nous confier.

Il est doux de pleurer, il est doux de sourire

Au souvenir des maux qu’on pourrait oublier.

LA MUSE

Comme une mère vigilante

Au berceau d’un fils bien-aimé,

Ainsi je me penche tremblante

Sur ce cœur qui m’était fermé.

Parle, ami,—ma lyre attentive

D’une note faible et plaintive

Suit déjà l’accent de ta voix,

Et dans un rayon de lumière,

Comme une vision légère,

Passent les ombres d’autrefois.

LE POÈTE

Jours de travail! seuls jours où j’ai vécu!

Ô trois fois chère solitude!

Dieu soit loué, j’y suis donc revenu

A ce vieux cabinet d’étude!

Pauvre réduit, murs tant de fois déserts

Fauteuils poudreux, lampe fidèle,

Ô mon palais, mon petit univers,

Et toi, Muse, ô jeune immortelle,

Dieu soit loué, nous allons donc chanter!

Oui, je veux vous ouvrir mon âme,

Vous saurez tout, et je vais vous conter

Le mal que peut faire une femme;

Car c’en est une, ô mes pauvres amis,

(Hélas! vous le saviez peut-être!)

C’est une femme à qui je fus soumis

Comme le serf l’est à son maître.

Joug détesté! c’est par là que mon cœur

Perdit sa force et sa jeunesse;—

Et cependant, auprès de ma maîtresse,

J’avais entrevu le bonheur.

Près du ruisseau, quand nous marchions ensemble,

Le soir sur le sable argentin,

Quand devant nous le blanc spectre du tremble

De loin nous montrait le chemin;

Je vois encore, aux rayons de la lune,

Ce beau corps plier dans mes bras…

N’en parlons plus… je ne prévoyais pas

Où me conduirait la Fortune.

Sans doute alors la colère des Dieux

Avait besoin d’une victime;

Car elle m’a puni comme d’un crime

D’avoir essayé d’être heureux.

LA MUSE


L’image d’un doux souvenir

Vient de s’offrir à ta pensée.

Sur la trace qu’il a laissée

Pourquoi crains-tu de revenir?

Est-ce faire un récit fidèle

Que de renier ses beaux jours?

Si ta fortune fut cruelle,

Jeune homme, fais du moins comme elle,

Souris à tes premiers amours.

LE POÈTE


Non,—c’est à mes malheurs que je prétends sourire.

Muse, je te l’ai dit: je veux, sans passion,

Te conter mes ennuis, mes rêves, mon délire,

Et t’en dire le temps, l’heure et l’occasion.

C’était, il m’en souvient, par une nuit d’automne

Triste et froide, à peu près semblable à celle-ci;

Le murmure du vent, de son bruit monotone,

Dans mon cerveau lassé berçait mon noir souci.

J’étais à la fenêtre, attendant ma maîtresse;

Et, tout en écoutant dans cette obscurité,

Je me sentais dans l’âme une telle détresse,

Qu’il me vint le soupçon d’une infidélité.

La rue où je logeais était sombre et déserte;

Quelques ombres passaient, un falot à la main;

Quand la bise soufflait dans la porte entr’ouverte,

On entendait de loin comme un soupir humain.

Je ne sais, à vrai dire, à quel fâcheux présage

Mon esprit inquiet alors s’abandonna.

Je rappelais en vain un reste de courage,

Et me sentis frémir lorsque l’heure sonna.

Elle ne venait pas. Seul, la tête baissée,

Je regardai longtemps les murs et le chemin,—

Et je ne t’ai pas dit quelle ardeur insensée

Cette inconstante femme allumait dans mon sein;

Je n’aimais qu’elle au monde, et vivre un jour sans elle

Me semblait un destin plus affreux que la mort.

Je me souviens pourtant qu’en cette nuit cruelle

Pour briser mon lien je fis un long effort.

Je la nommais cent fois perfide et déloyale,

Je comptais tous les maux qu’elle m’avait causés.

Hélas! au souvenir de sa beauté fatale,

Quels maux et quels chagrins n’étaient pas apaisés!

Le jour parut enfin.—Las d’une vaine attente,

Sur le bord du balcon je m’étais assoupi;

Je rouvris la paupière à l’aurore naissante,

Et je laissai flotter mon regard ébloui…

Tout à coup, au détour de l’étroite ruelle,

J’entends sur le gravier marcher à petit bruit…

Grand Dieu! préservez-moi! je l’aperçois; c’est elle;

Elle entre.—D’où viens-tu? qu’as-tu fait cette nuit?

Réponds, que me veux-tu? qui t’amène à cette heure?

Ce beau corps, jusqu’au jour, où s’est-il étendu?

Tandis qu’à ce balcon, seul, je veille et je pleure,

En quel lieu, dans quel lit, à qui souriais-tu?

Perfide! audacieuse! est-il encore possible

Que tu viennes offrir ta bouche à mes baisers?

Que demandes-tu donc? par quelle soif horrible

Oses-tu m’attirer dans tes bras épuisés?

Va-t-en, retire-toi, spectre de ma maîtresse!

Rentre dans ton tombeau, si tu t’en es levé;

Laisse-moi pour toujours oublier ma jeunesse,

Et quand je pense à toi, croire que j’ai rêvé!

LA MUSE


Apaise-toi, je t’en conjure!

Tes paroles m’ont fait frémir.

Ô mon bien-aimé! ta blessure

Est encor prête à se rouvrir.

Hélas! elle est donc bien profonde?

Et les misères de ce monde

Sont si lentes à s’effacer!

Oublie, enfant, et de ton âme

Chasse le nom de cette femme

Que je ne veux pas prononcer.

LE POÈTE


Honte à toi qui la première

M’as appris la trahison,

Et d’horreur et de colère

M’as fait perdre la raison!

Honte à toi, femme à l’œil sombre,

Dont les funestes amours

Ont enseveli dans l’ombre

Mon printemps et mes beaux jours!

C’est ta voix, c’est ton sourire,

C’est ton regard corrupteur,

Qui m’ont appris à maudire

Jusqu’au semblant du bonheur;

C’est ta jeunesse et tes charmes

Qui m’ont fait désespérer,

Et si je doute des larmes,

C’est que je t’ai vu pleurer.

Honte à toi; j’étais encore

Aussi simple qu’un enfant;

Comme une fleur à l’aurore,

Mon cœur s’ouvrait en t’aimant.

Certes, ce cœur sans défense

Put sans peine être abusé;

Mais lui laisser l’innocence

Était encor plus aisé.

Honte à toi! tu fus la mère

De mes premières douleurs,

Et tu fis de ma paupière

Jaillir la source des pleurs!

Elle coule, sois-en sûre,

Et rien ne la tarira;

Elle sort d’une blessure

Qui jamais ne guérira;

Mais dans cette source amère

Du moins je me laverai,

Et j’y laisserai, j’espère,

Ton souvenir abhorré!

LA MUSE


Poète, c’est assez. Auprès d’une infidèle,

Quand ton illusion n’aurait duré qu’un jour,

N’outrage pas ce jour lorsque tu parles d’elle;

Si tu veux être aimé, respecte ton amour.

Si l’effort est trop grand pour la faiblesse humaine

De pardonner les maux qui nous viennent d’autrui,

Épargne-toi du moins le tourment de la haine;

A défaut du pardon, laisse venir l’oubli.

Les morts dorment en paix dans le sein de la terre;

Ainsi doivent dormir nos sentiments éteints.

Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière;

Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.

Pourquoi, dans ce récit d’une vive souffrance,

Ne veux-tu voir qu’un rêve et qu’un amour trompé?

Est-ce donc sans motif qu’agit la Providence?

Et crois-tu donc distrait le Dieu qui t’a frappé?

Le coup dont tv te plains t’a préservé peut-être,

Enfant, car c’est par là que ton cœur s’est ouvert.

L’homme est un apprenti, la douleur est son maître,

Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert.

C’est une dure loi, mais une loi suprême,

Vieille comme le monde et la fatalité,

Qu’il nous faut du malheur recevoir le baptême,

Et qu’à ce triste prix tout doit être acheté.

Les moissons, pour mûrir, ont besoin de rosée;

Pour vivre, et pour sentir, l’homme a besoin des pleurs;

La joie a pour symbole une plante brisée,

Humide encor de pluie et couverte de fleurs.

Ne te disais-tu pas guéri de ta folie?

N’es-tu pas jeune, heureux, partout le bien-venu,

Et ces plaisirs légers qui font aimer la vie,

Si tu n’avais pleuré, quel cas en ferais-tu?

Lorsque au déclin du jour, assis sur la bruyère,

Avec un vieil ami tu bois en liberté,

Dis-moi, d’aussi bon cœur lèverais-tu ton verre,

Si tu n’avais senti le prix de la gaîté?

Aimerais-tu les fleurs, les prés et la verdure,

Les sonnets de Pétrarque et les chants des oiseaux,

Michel-Ange et les arts, Shakspeare et la nature,

Si tu n’y retrouvais quelques anciens sanglots?

Comprendrais-tu des cieux l’ineffable harmonie,

Le silence des nuits, le murmure des flots,

Si quelque part là-bas la fièvre et l’insomnie

Ne t’avaient fait songer à l’éternel repos?

N’as-tu pas maintenant une belle maîtresse?

Et lorsqu’en t’endormant tu lui serres la main,

Le lointain souvenir des maux de ta jeunesse

Ne rend-il pas plus doux son sourire divin?

N’allez-vous pas aussi vous promener ensemble

Au fond des bois fleuris, sur le sable argentin?

Et dans ce vert palais le blanc spectre du tremble

Ne sait-il plus, le soir, vous montrer le chemin?

Ne vois-tu pas alors, aux rayons de la lune,

Plier comme autrefois un beau corps dans tes bras?

Et, si dans le sentier tu trouvais la Fortune,

Derrière elle, en chantant, ne marcherais-tu pas?

De quoi te plains-tu donc? l’immortelle espérance

S’est retrempée en toi sous la main du malheur.

Pourquoi veux-tu haïr ta jeune expérience,

Et détester un mal qui t’a rendu meilleur?

Ô mon enfant! plains-la, cette belle infidèle,

Qui fit couler jadis les larmes de tes yeux;

Plains-la! C’est une femme, et Dieu t’a fait, près d’elle,

Deviner, en souffrant, le secret des heureux.

Sa tâche fut pénible; elle t’aimait peut-être;

Mais le destin voulait qu’elle brisât ton cœur.

Elle savait la vie, et te l’a fait connaître;

Une autre a recueilli le fruit de ta douleur.

Plains-la! son triste amour a passé comme un songe;

Elle a vu ta blessure et n’a pu la fermer.

Dans ses larmes, crois-moi, tout n’était pas mensonge;

Quand tout l’aurait été, plains-la! tu sais aimer.

LE POÈTE
Tu dis vrai; la haine est impie,

Et c’est un frisson plein d’horreur

Quand cette vipère assoupie

Se déroule dans notre cœur.

Écoute-moi donc, ô déesse!

Et sois témoin de mon serment;

Par les yeux bleus de ma maîtresse,

Et par l’azur du firmament;

Par cette étincelle brillante

Qui de Vénus porte le nom,

Et, comme une perle tremblante,

Scintille au loin sur l’horizon;

Par la grandeur de la Nature,

Par la bonté du Créateur,

Par la clarté tranquille et pure

De l’astre cher au voyageur,

Par les herbes de la prairie,

Par les forêts, par les prés verts,

Par la puissance de la vie,

Par la sève de l’univers,

Je te bannis de ma mémoire,

Reste d’un amour insensé,

Mystérieuse et sombre histoire

Qui dormiras dans le passé!

Et toi qui, jadis, d’une amie

Portas la forme et le doux nom,

L’instant suprême où je t’oublie

Doit être celui du pardon.

Pardonnons-nous;—je romps le charme

Qui nous unissait devant Dieu.

Avec une dernière larme

Reçois un éternel adieu.

—Et maintenant, blonde rêveuse,

Maintenant, Muse, à nos amours!

Dis-moi quelque chanson joyeuse,

Comme aux premiers temps des beaux jours.

Déjà la pelouse embaumée

Sent les approches du matin;

Viens éveiller ma bien-aimée

Et cueillir les fleurs du jardin.

Viens voir la nature immortelle

Sortir des voiles du sommeil;

Nous allons renaître avec elle

Au premier rayon du soleil!