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St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.

Auguste Barbier 1805–†1880

261. Dante

DANTE, vieux Gibelin! quand je vois en passant

Le plâtre blanc et mat de ce masque puissant

Que l’art nous a laissé de ta divine tête,

Je ne puis m’empêcher de frémir, ô poète!

Tant la main du génie et celle de malheur

Ont imprimé sur toi le sceau de la douleur.

Sous l’étroit chaperon qui presse tes oreilles,

Est-ce le pli des ans ou le sillon des veilles

Qui traverse ton front si laborieusement?

Est-ce au champ de l’exil, dans l’avilissement,

Que ta bouche s’est close à force de maudire?

Ta dernière pensée est-elle en ce sourire

Que la mort sur ta lèvre a cloué de ses mains?

Est-ce un ris de pitié sur les pauvres humains?

Ah! le mépris va bien à la bouche de Dante,

Car il reçut le jour dans une ville ardente,

Et le pavé natal fut un champ de graviers

Qui déchira longtemps la plante de ses pieds.

Dante vit, comme nous, les passions humaines

Rouler autour de lui leurs fortunes soudaines;

Il vit les citoyens s’égorger en plein jour,

Les partis écrasés renaître tour à tour;

Il vit sur les bûchers s’allumer les victimes;

Il vit pendant trente ans passer des flots de crimes,

Et le mot de patrie à tous les vents jeté

Sans profit pour le peuple et pour la liberté.

Ô Dante Alighieri, poète de Florence,

Je comprends aujourd’hui ta mortelle souffrance;

Amant de Béatrice, à l’exil condamné,

Je comprends ton œil cave et ton front décharné,

Le dégoût qui te prit des choses de ce monde,

Ce mal de cœur sans fin, cette haine profonde

Qui, te faisant atroce en te fouettant l’humeur,

Inondèrent de bile et ta plume et ton cœur.

Aussi, d’après les mœurs de ta ville natale,

Artiste, tu peignis une toile fatale,

Et tu fis le tableau de sa perversité

Avec tant d’énergie et tant de vérité,

Que les petits enfants qui le jour, dans Ravenne,

Te voyaient traverser quelque place lointaine,

Disaient en contemplant ton front livide et vert:

‘Voilà, voilà celui qui revient de l’enfer!’