St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.
Alphonse de Lamartine 17901869
226. La Vigne et la Maison
Q
Sur ce vieux lit des jours par l’ennui retourné,
Comme un fruit de douleurs qui pèse aux flancs de femme,
Impatient de naître et pleurant d’être né,
La nuit tombe, ô mon âme! un peu de veillle encore!
Ce coucher d’un soleil est d’un autre l’aurore.
Vois comme avec tes sens s’écroule ta prison!
Vois comme aux premiers vents de la précoce automne
Sur les bords de l’étang où le roseau frissonne
S’envole brin à brin le duvet du chardon!
Vois comme de mon front la couronne est fragile
Vois comme cet oiseau dont le nid est la tuile
Nous suit pour emporter à son frileux asile
Nos cheveux blancs, pareils à la toison que file
La vieille femme assise au seuil de sa maison!
Dans un lointain qui fuit ma jeunesse recule,
Ma sève refroidie avec lenteur circule,
L’arbre quitte sa feuille et va nouer son fruit:
Ne presse pas ces jours qu’un autre doigt calcule,
Bénis plutôt ce Dieu qui place un crépuscule
Entre les bruits du soir et la paix de la nuit!
Moi qui par des concerts saluai ta naissance,
Moi qui te réveillai neuve à cette existence
Avec des chants de fête et des chants d’espérance,
Moi qui fis de ton cœur chanter chaque soupir,
Veux-tu que, remontant ma harpe qui sommeille,
Comme un David assis près d’un Saül qui veille,
Je chante encor pour t’assoupir?
Non! Depuis qu’en ces lieux le temps m’oublia seule,
La terre m’apparaît vieille comme une aïeule
Qui pleure ses enfants sous ses robes de deuil.
Je n’aime des longs jours que l’heure des ténèbres,
Je n’écoute des chants que ces strophes funèbres
Que sanglote le prêtre en menant un cercueil.
Pourtant le soir qui tombe a des langueurs sereines
Que la fin donne à tout, aux bonheurs comme aux peines;
Le linceul même est tiède au cœur enseveli:
On a vidé ses yeux de ses dernières larmes,
L’âme à son désespoir trouve de tristes charmes,
Et des bonheurs perdus se sauve dans l’oubli.
Comme des pas muets qui marchent sur des mousses:
C’est l’amère douceur du baiser des adieux.
De l’air plus transparent le cristal est limpide,
Des mots vaporisés l’azur vague et liquide
S’y fond avec l’azur des cieux.
Ainsi que le regard l’oreille s’y repose,
On entend dans l’éther glisser le moindre vol;
C’est le pied de l’oiseau sur le rameau qui penche,
Ou la chute d’un fruit détaché de la branche
Qui tombe du poids sur le sol.
On voit flotter ces fils, dont la Vierge fileuse
D’arbre en arbre au verger a tissé le réseau:
Blanche toison de l’air que la brume encor mouille,
Qui traîne sur nos pas, comme de la quenouille
Un fil traîne après le fuseau.
Dans l’oblique rayon le moucheron foisonne,
Prêt à mourir d’un souffle à son premier frisson;
Et sur le seuil désert de la ruche engourdie
Quelque abeille en retard, qui sort et qui mendie,
Rentre lourde de miel dans sa chaude prison.
N’as-tu point de douceur, dis-moi, pauvre âme veuve,
A remuer ici la cendre des jours morts?
A revoir ton arbuste et ta demeure vide,
Comme l’insecte ailé revoit sa chrysalide,
Balayure qui fut son corps?
Rien n’a changé là que le temps;
Des lieux où notre œil se promène,
Rien n’a fui que les habitants.
Sur la pente douce au midi,
La vigne qui nous fit éclore
Ramper sur le roc attiédi.
Dont nos pas usèrent le seuil:
Vois-la se vêtir de son lierre
Comme d’un vêtement de deuil.
Qui monte du pressoir voisin,
Vois les sentiers rocheux des granges
Rougis par le sang du raisin.
Voilà, près du figuier séché,
Le cep vivace qui s’enroule
A l’angle du mur ébréché!
Autour du banc rongé du ver
Il contourne sa branche torse
Comme un serpent frappé du fer.
S’entrelaçaient autour du puits:
Pè et mère goûtaient son ombre,
Enfants, oiseaux, rongeaient ses fruits.
Il s’arrondissait en arceau;
Il semble encor nous reconnaître
Comme un chien gardien d’un berceau.
Où rougit son pampre vermeil,
Un bouquet de feuilles gelées
Nous abrite encor du soleil.
Les grives, sur la grappe en deuil,
Ont oublié ces beaux grains d’ambre
Qu’enfant ˙nous convoitions de l’œil.
Comme un albâtre oriental,
Et le sucre d’or qu’elle verse
Y pend en larmes de cristal.
O mon âme! ne crois-tu pas
Te retrouver enfin toi-même,
Malgré l’absence et le trepas?
Du brasier tiède et réchauffant
Qu’allume une vieille nourrice
Au foyer qui nous vit enfant?
L’agneau tondu hors de saison,
Quand il sent sur sa laine folle
Repousser sa chaude toison?
Que me fait le coteau, le toit, la vigne aride?
Que me ferait le ciel, si le ciel était vide?
Je ne vois en ces lieux que ceux qui n’y sont pas:
Pourquoi ramènes-tu mes regrets sur leur trace?
Des bonheurs disparus se rappeler la place.
C’est rouvrir des cercueils pour revoir des trépas!
Le mur est gris, la tuile est rousse,
L’hiver a rongé le ciment;
Des pierres disjointes la mousse
Verdit l’humide fondement;
Les gouttières, que rien n’essuie,
Laissent, en rigoles de suie,
S’égoutter le ciel pluvieux,
Traçant sur l˙ vide demeure
Ces noirs sillons par où l’on pleure,
Que les veuves ont sous les yeux.
Qui n’entend plus le doux accueil,
Reste immobile et dédaignée
Et ne tourne plus sur son seuil;
Les volets que le moineau souille,
Détachés de leurs gonds de rouille,
Battent nuit et jour ie granit;
Les vitraux brisés par les grêles
Livrent aux vieilles hirondelles
Un libre passage à leur nid.
Couvertes de duvets flottants
Est la seule voix de ces salles
Pleines des silences du temps.
De la solitaire demeure
Une ombre lourde d’heure en heure
Se détache sur le gazon:
Et cette ombre, couchée et morte,
Est la seule chose qui sorte
Tout le jour de cette maison!
Efface ce séjour, ô Dieu! de ma paupière,
Ou rends-le-moi semblable à celui d’autrefois,
Quand la maison vibrait comme un grand cœur de pierre
De tous ces cœurs joyeux qui battaient sous ses toits!
Tous ces volets fermés s’ouvraient à sa chaleur,
Pour y laisser entrer, avec la tiède aurore,
Les nocturnes parfums de nos vignes en fleur,
Des pampres réjouis la jeune exhalaison;
La vie apparaissait rose, à chaque fenêtre,
Sous les beaux traits d’enfants nichés dans la maison.
Les filles, se passant leaurs deux mains sur les yeux,
Jetaient des cris de joie à l’écho des montagnes,
Ou sur leurs seins naissants croisaient leurs doigts pieux.
Sur ces fronts inégaux se penchait tour à tour,
Comme la poule heureuse assemble sa couvée,
Leur apprenant les mots qui bénissent le jour.
Quand, au rayon d’été qui vient la réveiller,
L’hirondelle, au plafond qui les abrite encore,
A ses petits sans plume apprend à gazouiller.
Les pas des serviteurs sur les degrés de bois,
Les aboiements du chien qui voit sortir son maître,
Le mendiant plaintif qui fait pleurer sa voix,
Sous les doigts de quinze ans répétant leur leçon,
Les claviers résonnaient ainsi que les cigales
Qui font tinter l’oreille au temps de la moisson!
Puis ces bruits d’année en année
Baissèrent d’une vie, hélas! et d’une voix;
Une fenêtre en deuil, à l’ombre condamnée,
Se ferma sous le bord des toits.
Suivirent de chers ravisseurs,
Et par la mère en pleurs sur le seuil embrassées,
Partirent en baisant leurs sœurs.
Le cercueil tardif de l’aïeul,
Puis un autre, et puis deux; et puis dans la demeure
Un vieillard morne resta seul!
Où le temps entasse les jours;
Puis la porte à jamais se ferma sur le vide,
Et l’ortie envahit les cours!…
Ö famille! ô mystère! ô cœur de la nature,
Où l’amour dilaté dans toute créature
Se resserre en foyer pour couver des berceaux!
Goutte de sang puisée à l’artère du monde,
Qui court de cœur en cœur toujours chaude et féconde,
Et qui se ramifie en éternels ruisseaux!
Qui du duvet natal nous enveloppe encore
Quand le vent d’hiver siffle à la place des lits;
Arrière-goût du lait dont la femme nous sèvre,
Qui, même en tarissant, nous embaume la lèvre;
Étreinte de deux bras par l’amour amollis!
Premier foyer d’une âme où s’allument nos âmes,
Adieux, retours, départs pour de lointaines rives,
Mémoire qui revient pendant les nuits pensives
A ce foyer des cœurs, univers des absents!
A l’insensé qui vous blasphème!
Rêveur du groupe universel,
Qu’il embrasse, au lieu de sa meère,
Sa froide et stoïque chimère
Qui n’a ni cœur, ni lait, ni sel!
Qu’il cherche en vain sur cette terre
Un père au visage attendri;
Que tout foyer lui soit de glace,
Et qu’il change à jamais de place
Sans qu’aucun lieu lui jette un cri!
Que, pareil au frelon qui pille
L’humble ruche adossée au mur,
Il maudisse la loi divine
Qui donne un sol à la racine
Pour multiplier le fruit mûr!
Il foule, indifférent, les pierres
Sans savoir laquelle prier!
Qu’il réponde au nom qui le nomme
Sans savoir s’il est né d’un homme,
Ou s’il est fils d’un meurtrier!…
Dieu! qui révèle aux cœurs mieux qu’à l’intelligence!
Resserre autour de nous, faits de joie et de pleurs,
Ces groupes rétrécis où de ta providence
Dans la chaleur du sang nous sentons les chaleurs;
La jeune nichée éclose
Des saintetés de l’amour
Passe du lait de la mère
Au pain savoureux qu’un père
Pétrit des sueurs du jour;
Penchés sur l’âtre et l’aiguille,
Prolongent leurs soirs pieux:
O soirs! ô douces veillées
Dont les images mouillées
Flottent dans l’eau de nos yeux!
O chers essaims groupés aux fenêtres, aux portes!
Les bras tendus vers vous, je crois vous ressaisir,
Comme on croit dans les eaux embrasser des visages
Dont le miroir trompeur réfléchit les images,
Mais glace le baiser aux lèvres du désir.
Non, c’est pour rendre au temps à la fin tous ses jours,
Pour faire confluer, là-bas, en un seul cours,
Le passé, l’avenir, ces deux moitiés de vie
Dont l’une dit jamais et l’autre dit toujours.
Ce passé, doux Éden dont notre âme est sortie,
De notre éternité ne fait-il pas partie?
Où le temps a cessé tout n’est-il pas présent?
Ne rejoindrons-nous pas tout ce que nous aimâmes
Au foyer qui n’a plus d’absent?
Où la nichée humaine est chaude de caresses,
Est-ce pour en faire un cercueil?
N’as-tu pas, dans un pan de tes globes sans nombre,
Une pente au soleil, une vallée à l’ombre
Pour y rebâtir ce doux seuil?
Où l’instinct serre un cœur contre les cœurs qu’il aime,
Où le chaume et la tuile abritent tout l’essaim,
Où le père gouverne, où la mère aime et prie,
Où dans ses petits-fils l’aïeule est réjouie
De voir multiplier son sein!
De fuir sous d’autres cieux la saison des frimas,
N’as-tu donc pas aussi pour tes petits sans ailes
D’autres toits préparés dans tes divins climats?
O douce Providence! ô mère de famille
Dont l’immense foyer de tant d’enfants fourmille,
Et qui les vois pleurer, souriante au milieu,
Souviens-toi, cœur du ciel, que la terre est ta fille
Et que l’homme est parent de Dieu!
Pendant que l’âme oubliait l’heure
Si courte dans cette saison,
L’ombre de la chère demeure
S’allongeait sur le froid gazon;
Mais de cette ombre sur la mousse
L’impression funèbre et douce
Il me semblait qu’une main d’ange
De mon berceau prenait un lange
Pour m’en faire un sacré linceul!