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St. John Lucas, comp. (1879–1934). The Oxford Book of French Verse. 1920.

Jean-François Regnard 1655–†1709

178. Épître à M.…

SI tu peux te résoudre à quitter ton logis,

Où l’or et l’outremer brillent sur les lambris,

Et laisser cette table avec ordre servie,

Viens, pourvu que l’amour ailleurs ne te convie,

Prendre un repas chez moi, demain, dernier janvier,

Dont le seul appétit sera le cuisinier.

Je te garde avec soin, mieux que mon patrimoine,

D’un vin exquis, sorti des pressoirs de ce moine

Fameux dans Ovilé, plus que ne fut jamais

Le défenseur du clos vanté par Rabelais.

Trois convives connus, sans amour, sans affaires,

Discrets, qui n’iront point révéler nos mystères,

Seront par moi choisis pour orner le festin.

Là par cent mots piquants, entants nés dans le vin,

Nous donnerons l’essor à cette noble audace

Qui fait sortir la joie, et qu’avoûrait Horace.

Peut-être ignores-tu dans quel coin reculé

J’habite dans Paris, citoyen exilé,

Et me cache aux regards du profane vulgaire?

Si tu le veux savoir, je vais te satisfaire.

Au bout de cette rue où ce grand cardinal,

Ce prêtre conquérant, ce prélat amiral,

Laissa pour monument une triste fontaine

Qui fait dire au passant que cet homme, en sa haine,

Qui du trône ébranlé soutint tout le fardeau,

Sut répandre le sang plus largement que l’eau,

S’élève une maison modeste et retirée,

Dont le chagrin surtout ne connaît point l’entrée.

L’œil voit d’abord ce mont dont les antres profonds

Fournissent à Paris l’honneur de ses plafonds,

Où de trente moulins les ailes étendues

M’apprennent chaque jour quel vent chasse les nues;

Le jardin est étroit; mais les yeux satisfaits

S’y promènent au loin sur de vastes marais.

C’est là qu’en mille endroits laissant errer ma vue,

Je vois croître à plaisir l’oseille et la laitue;

C’est là que, dans son temps, des moissons d’artichauts

Du jardinier actif secondent les travaux,

Et que de champignons unc couche voisine

Ne fait, quand il me plaît, qu’un saut dans ma cuisine;

Là, de Vertumne enfin les trésors précieux

Charment également et le goût et les yeux.

Dans ce logis pourtant humble et dont les tentures

Dans l’eau des Gobelins n’ont point pris leurs teintures,

Où Mansart de son art ne donna point les lois,

Sais-tu quel hôte, ami, j’ai reçu quelquefois ?

Enghien, qui ne suivant que la gloire pour guide,

Vers l’immortalité prend un vol si rapide,

Et que Nerwinde a vu, par des faits inouis,

Enchaîner la victoire aux drapeaux de Louis;

Ce prince, respecté moins par son rang suprême

Que par tant de vertus qu’il ne dut qu’à lui-même,

A fait plus d’une fois, fatigué de Marly,

De ce simple séjour un autre Chantilly.

Conti, le grand Conti, que la gloire environne,

Plus orné par son nom que par une couronne,

Qui voit, de tous côtés, du peuple et dės soldats

Et les coeurs et les yeux voler devant ses pas,

A qui Mars et l’Amour donnent, quand il commande,

De myrte et de laurier une double guirlande,

Dont l’esprit pénétrant, vif et plein de clarté,

Est un rayon sorti de la Divinité,

A daigné quelquefois, sans bruit, dans le silence

Honorer le réduit de sa noble présence.

Ces héros, méprisant tout l’or de leurs buffets,

Contents d’un linge blanc et de verres bien nets,

Qui ne recevaient point la liqueur infidèle

Que Rousseau fit chez lui d’une main criminelle,

Ont souffert un repas simple et non préparé,

Où l’art des cuisiniers, sainement ignoré,

N’étalait point au goût la funeste élégance

De cent ragoûts divers que produit l’abondance,

Mais où le sel attique, à propos répandu,

Dédommageait assez d’un entremets perdu.

C’est à de tels repas que je te sollicite;

C’est dans cette maison où ma lettre t’invite.

Ma servante déjà, dans ses nobles transports,

A fait à deux chapons passer les sombres bords.

Ami, viens donc demain avant qu’il soit une heure.

Si le hasard te fait oublier ma demeure,

Ne va pas t’aviser, pour trouver ma maison,

Aux gens des environs d’aller nommer mon nom;

Depuis trois ans et plus, dans tout le voisinage,

On ne sait, grâce au ciel, mon nom ni mon visage.

Mais demande d’abord où loge dans ces lieux

Un homme qui, poussé d’un désir curieux,

Dès ses plus jeunes ans sut percer où l’Aurore

Voit de ses premiers feux les peuples du Bosphore;

Qui, parcourant le sein des infidèles mers,

Par le fier Ottoman se vit chargé de fers;

Qui prit, rompant sa chaîne, une nouvelle course

Vers les tristes Lapons que gêle et transit l’Ourse,

Et s’ouvrit un chemin jusqu’aux bords retirés

Où les feux du soleil sont six mois ignorés.

Mes voisins ont appris l’histoire de ma vie,

Dont mon valet causeur souvent les désennuie.

Demande-leur encore où loge en ces marais

Un magistrat qu’on voit rarement au palais;

Qui, revenant chez lui lorsque chacun sommeille,

Du bruit de ses chevaux bien souvent les réveille;

Chez qui l’on voit entrer, pour orner ses celliers,

Force quartauts de vin, et point de créanciers.

Si tu veux, cher ami, leur parler de la sorte,

Aucun ne manquera de te montrer ma porte:

C’est là qu’au premier coup tu verras accourir

Un valet diligent qui viendra pour t’ouvrir;

Tu seras aussitôt conduit dans une chambre

Où l’on brave à loisir les fureurs de décembre.

Déjà le feu dressé d’une prodigue main

S’allume en pétillant. Adieu jusqu’à demain.